Les mammifères de l'Arctique ne craignaient pas l'obscurité Les mammifères qui ont migré entre les continents en passant par le grand nord subissaient l'interminable nuit polaire. Comment s'adaptaient-ils ? L'examen de dents fossiles apporte une réponse et semble démontrer qu'ils se débrouillaient bien... Il y a cinquante millions d'années, durant l'Eocène, les terres débordant sur le cercle polaire arctique étaient recouvertes d'une forêt dense et luxuriante. Les lémuriens sautaient entre des arbres aussi grands que nos séquoias géants, tandis que des marais chauds et humides étaient habités par des alligators et des tortues géantes. Aujourd'hui, la végétation a pratiquement disparu et ces territoires sont envahis par les glaces. Mais une chose n'a pas changé : la nuit polaire, qui plonge tout le secteur dans l'obscurité durant les six mois d'hiver. Aujourd'hui, les zoologistes se divisent encore au sujet du comportement de ces animaux à l'approche de l'hiver. Les plantes ayant disparu ou s'étant mises en repos, hibernaient-ils, ou entreprenaient-ils une migration saisonnière au-delà du cercle polaire pour se rendre dans des territoires plus ensoleillés et où la végétation leur procurait encore de la nourriture ? Pourtant, bien des animaux, même s'ils n'étaient pas spécialement adaptés à ces contrées aux longues nuits, ont bien vécu là. Les séries fossiles suggèrent en effet que de nombreuses espèces ont effectué, durant des milliers ou des millions d'années, de vastes migrations entre l'Asie, l'Europe et l'Amérique en utilisant les connexions terrestres qui existaient alors entre ces continents au niveau de l'Articque. Ces espèces se sont donc installées dans le Grand nord, à un moment à un autre. Mais ces populations hibernaient-elles, ou s'arrangeaient-elles pour résister à l'hiver malgré tout ? La paléontologue Jaelyn Eberle, spécialiste dans l'étude des vertébrés à l'Université du Colorado, est intriguée par cette question depuis qu'elle a commencé à travailler avec ces fossiles. Aidée par une équipe de géochimistes, elle a entrepris l'examen d'incisives du coryphodon, un mammifère ressemblant à l'hippopotame. La réponse par les dents. Les dents enregistrent en effet les variations climatiques par l'intermédiaire des isotopes de l'oxygène renfermés dans les différentes couches d'émail qui se recouvrent d'année en année. Un été chaud privilégie l'absorption d'oxygène 18, tandis qu'un hiver froid apporte une plus grande quantité d'oxygène 16. Cet élément est transmis par l'intermédiaire de l'eau de pluie bue par l'animal, qui l'incorpore ensuite à son organisme. En étudiant la répartition isotopique à travers les couches d'émail, il est possible de mettre en évidence la variation saisonnière. Et effectivement, les analyses ont démontré que le rapport entre les valeurs isotopiques de l'oxygène 16 et 18 correspondait avec celles des modifications saisonnières relevées dans les cernes du bois des arbres. Un second indice est fourni par le carbone, dont les isotopes 12 et 13 sont différemment distribués dans plusieurs espèces de plantes correspondant à divers climats. Jaelyn Eberle a pu déterminer que le coryphodon s'est alimenté de feuillage arctique frais durant les périodes ensoleillées, puis de feuilles, de bois et de champignons durant la période hivernale. Scott Wing, un paléobiologiste du Smithsonian National Museum of Natural History à Washington, considère ce résultat comme encourageant, démontrant la capacité de certaines espèces animales à s'adapter plus facilement à une région arctique en train de se réchauffer, même si la valeur des hausses de températures actuellement constatées est sans commune mesure avec tout ce qui a été connu jusqu'à présent.